15

 

 

Le temps, en ce dimanche 12 juin, était chaud et brumeux, avec une masse de nuages qui changeaient le ciel en couvercle gris. Il faisait trente degrés à 8 heures du matin, et plus de trente-cinq l’après-midi.

Comme son père s’était levé de bonne heure pour aller travailler dehors, Duane avait remis à plus tard sa lecture du New York Times.

Il arrachait les maïs parasites du champ de haricots derrière la grange, lorsqu’il vit une voiture tourner au coin de la route. Il pensa tout d’abord que c’était celle de son oncle, mais elle était plus petite. Puis il aperçut le gyrophare sur le toit. Il s’essuya le visage à un pan de sa chemise et s’avança. Ce n’était pas la voiture du policier, Barney, mais un véhicule marqué Shérif du comté de Creve Cœur. Un homme au visage osseux et tanné par la vie au grand air demanda :

— Est-ce que M. McBride est là, fiston ?

Duane acquiesça, alla jusqu’à la lisière du champ de haricots, mit deux doigts dans sa bouche et siffla. La lointaine silhouette de son père s’immobilisa, regarda dans la direction de son fils et s’approcha. Duane s’attendait presque à voir Witt sortir de la grange en traînant la patte.

Le shérif du comté, qui s’appelait Conway, était descendu de voiture maintenant. Très grand, environ un mètre quatre-vingt-cinq, avec son chapeau à larges bords, sa mâchoire carrée, son revolver à la ceinture, ses lunettes noires et ses bottes de cuir, il ressemblait à une publicité pour l’armée de terre. Seuls les cercles de transpiration sous ses aisselles gâchaient un peu ce bel effet.

— Il y a un problème ? demanda Duane, pensant que M. Ashley-Montague s’était plaint de lui.

Le millionnaire semblait furieux la veille au soir. Et quand, plus tard, Duane avait rejoint oncle Henry et tante Lena dans le kiosque, M. Ashley-Montague avait disparu.

— J’en ai bien peur, fiston...

La sueur lui dégoulinant du menton, Duane attendit l’arrivée de son père.

— Monsieur McBride ?

Le pater fit un signe de tête affirmatif et s’essuya le visage avec son mouchoir.

— Lui-même. Mais si c’est pour cette foutue histoire de téléphone, j’ai déjà dit à la compagnie Bell que...

— Non, monsieur, il s’agit d’un accident.

Le pater se figea comme si on l’avait frappé. Duane le vit hésiter une fraction de seconde, puis ce fut le choc de la certitude : une seule personne au monde pouvait avoir écrit son nom dans son agenda après la formule « En cas d’accident, prévenir ».

— Art ! Il est mort ?

— Oui, monsieur.

D’un même geste, Duane et le shérif remontèrent leurs lunettes sur leur nez.

— Comment ?

Les yeux du pater semblaient fixés sur l’horizon au-delà du champ. Ou sur le vide.

— Accident de voiture, il y a environ une heure.

— Où ça ?

— Jubilee College Road. Sur le pont de la Stone Creek. A trois kilomètres à peu près de...

— Je connais... Art et moi, on allait souvent se baigner là-bas.

Ses yeux semblèrent recouvrer la vue et il regarda Duane, comme s’il voulait dire ou faire quelque chose. Il y eut un instant de silence, puis il se retourna vers le shérif du comté.

— Où est-il ?

— Ils étaient en train de sortir le corps quand je suis parti. Je vous y emmène, si vous voulez.

Le pater acquiesça et monta dans l’automobile. Duane se hâta de s’installer à l’arrière.

C’est un cauchemar..., pensa le garçon tandis qu’ils passaient à toute allure devant la ferme d’oncle Henry et tante Lena. Puis ils gravirent la colline suivante à au moins cent trente kilomètres à l’heure. En bas de la descente, un cahot l’envoya presque se cogner la tête au plafond. On va avoir un accident, nous aussi !

L’automobile projetait des gravillons et de la poussière à dix mètres à la ronde. Tout le long de la route menant à la taverne, les arbres et l’herbe étaient blancs, comme recouverts de poussière de craie. C’était, bien sûr, à cause du passage des voitures, mais le feuillage et le ciel sans couleur lui rappelèrent la descente aux Enfers avec les Ombres qui attendent dans un néant gris, et ce passage de L’Odyssée où Ulysse descend chez les Morts afin d’y rencontrer sa mère et ses anciens compagnons d’armes. Son oncle le lui avait lu quand il était petit.

Duane compta les descentes, sachant que la Stone Creek coulait en bas de la quatrième. Ils entamèrent la dernière, puis le shérif freina à mort et se rangea sur le bas-côté gauche. La route était déserte. Il n’y avait pas un bruit dans cette vallée. Le grand silence d’un dimanche matin. D’autres véhicules étaient garés près du pont de béton : une dépanneuse, la Chevrolet noire de Congden, une conduite intérieure familiale qu’il ne connaissait pas et un autre camion de remorquage d’épaves, celui d’Ernie, de la station Texaco. Pas d’ambulance ! Aucune trace de la Cadillac... C’est peut-être une erreur ! Puis il aperçut les dégâts causés par l’accident : un grand morceau de ciment était arraché à l’autre extrémité du pont, et l’armature métallique était tordue vers le bas, comme une main désignant du doigt la rivière.

Le garçon s’approcha et se pencha par-dessus le parapet : Ernie était en bas, avec deux ou trois autres hommes, y compris Congden-face-de-rat. Et la Cadillac d’oncle Art. Il n’eut pas de mal à comprendre ce qui s’était passé. En traversant le pont à voie unique, oncle Art avait heurté de plein fouet le parapet avec l’avant gauche de la voiture, et le véhicule avait basculé dans le vide comme une toupie. Deux tonnes de ferraille et de verre s’étaient frayé un chemin le long de la pente, déracinant des arbustes et cassant un chêne dont le tronc faisait bien vingt centimètres de diamètre, avant de rencontrer un gros orme. Duane pouvait voir la grande entaille, longue d’au moins un mètre, d’où suintait la sève. Il se demanda vaguement si l’arbre survivrait...

Après ce second choc, qui avait embouti l’aile et la portière arrière droites, la Cadillac avait rebondi sur une dizaine de mètres jusqu’à ce qu’elle percute un rocher (là, le pare-brise avait éclaté, comme en témoignaient les débris de verre juste derrière) puis la force de gravité, ou une collision avec un autre arbre, avait envoyé l’épave rouler dans la rivière. Elle s’y trouvait encore, tête en bas. Il manquait la roue avant gauche, et les trois autres paraissaient nues, indécentes presque. Duane remarqua le bon état des pneus, oncle Art les surveillait toujours de près. Le châssis semblait propre et en bon état, sauf à l’endroit où une partie de l’essieu avait été arrachée.

L’une des portières était ouverte et quasiment pliée en deux. L’habitacle était rempli d’à peu près trente centimètres d’eau. Des morceaux de tôle, de métal chromé et de verre scintillaient sous les arbres, malgré le manque de lumière directe. Duane aperçut aussi une chaussette à carreaux dans l’herbe, un paquet de cigarettes près du rocher et des cartes routières dans les buissons.

— Ils ont emmené le corps, Bob ! cria Ernie sans lever les yeux du câble qu’il était en train de fixer. Donnie et M. Mercer sont partis avec le... Oh, bonjour, monsieur McBride !

Le pater se passa la langue sur les lèvres et demanda au shérif sans tourner la tête :

— Quand vous êtes arrivé, il était mort ?

Duane voyait la ligne de crête et les bois reflétés dans les lunettes noires de Conway.

— Oui, monsieur. Il était mort quand M. Carter a aperçu quelque chose en bas en traversant le pont, à peu près une demi-heure avant que j’arrive sur les lieux. M. Mercer  – c’est le coroner du comté, vous savez  –, il a dit que M. McBride, votre frère, a été tué sur le coup.

J. P. Congden remonta la pente en soufflant et en leur envoyant dans la figure des vapeurs de whisky.

— Désolé pour votre...

Le pater n’eut pas un regard pour lui et commença à descendre la pente abrupte, s’accrochant aux branches et dérapant dans les plaques de boue. Duane suivit. Le shérif du comté en fit autant en prenant soin de ne pas abîmer son pantalon d’uniforme bien repassé.

Le pater s’accroupit au bord de la rivière pour examiner l’intérieur de l’épave. Le toit avait été enfoncé et l’eau montait presque jusqu’au tableau de bord, qui était à l’envers, bien sûr. Duane remarqua que le gadget en forme de fusil laser avait été arraché. Le côté du passager était relativement intact, à peine touché par le toit enfoncé. Par contre, le siège du conducteur avait été repoussé au-delà de la banquette arrière. Il n’y avait plus de volant, mais la colonne de direction était toujours là, recouverte aux deux tiers d’eau. Une masse de métal tordu et des lambeaux de revêtement ignifugé remplissaient l’espace réservé au conducteur, comme le cadavre d’un robot assassiné.

Le shérif remonta les jambes de son pantalon et s’accroupit en faisant attention de ne pas mettre ses souliers bien cirés dans la boue.

— Hum... Après avoir perdu le contrôle de son véhicule, votre frère a heurté le parapet du pont et, comme vous le voyez, la violence du choc a dû le tuer sur-le-champ.

Le pater, les poignets appuyés sur les genoux, hocha la tête et regarda ses doigts comme s’il ne les reconnaissait pas.

— Où est-il ?

— M. Mercer l’a emmené à l’entreprise de pompes funèbres de M. Taylor. Il a... euh... un ou deux détails à régler, ensuite, vous pourrez vous arranger avec M. Taylor.

Le pater secoua doucement la tête.

— Art ne voulait pas d’obsèques. Surtout pas organisées par Taylor.

Conway remonta ses lunettes.

— Monsieur McBride, est-ce que votre frère buvait ?

Le pater se retourna et regarda le shérif pour la première fois.

— Non, pas le dimanche matin.

Sa voix était monocorde, avec une intonation glacée annonciatrice d’un éclat.

— Très bien, monsieur.

Ils durent tous reculer pour laisser Ernie remonter l’épave. L’avant de la Cadillac se souleva, l’eau ruisselant des fenêtres, et commença à pivoter lentement en direction de la berge.

— Alors, il n’est pas impossible qu’il ait eu une crise cardiaque, ou qu’une guêpe l’ait piqué... C’est une cause fréquente de perte de contrôle d’un véhicule, vous savez. Vous seriez surpris de savoir combien de gens...

— A combien roulait-il ? intervint Duane, étonné du son de sa propre voix.

Le pater et le shérif se retournèrent pour le regarder. Duane se vit, un petit gros tout pâle, dans les verres teintés.

— Cent dix ou cent vingt... J’ai seulement jeté un coup d’œil sur les traces de freinage, je n’ai pas mesuré. Mais il roulait vite...

— Mon frère ne commettait jamais d’excès de vitesse. Il respectait scrupuleusement les limitations. D’ailleurs, je lui ai souvent dit que c’était idiot !

Le shérif soutint un instant son regard, puis leva les yeux vers le parapet brisé.

— Oui, eh bien, ce matin, il roulait vite. C’est pourquoi nous devons vérifier s’il avait bu.

— Attention ! cria Ernie.

Tous trois reculèrent tandis que la Cadillac s’élevait à la verticale au-dessus de l’eau. Une écrevisse en tomba, ainsi que d’autres cartes routières. Duane était déjà venu pêcher des écrevisses à cet endroit avec Dale et d’autres copains, quelques années auparavant.

— Serait-il possible qu’un autre véhicule l’ait obligé à quitter la route ? demanda-t-il.

Conway le regarda un long moment avant de répondre :

— Il n’y a pas le moindre indice, fiston. Et aucun accident n’a été signalé ce matin.

Le pater eut un reniflement de mépris. Duane s’approcha de la Cadillac qui tournait sur elle-même et montra une longue rayure rouge sur la porte avant gauche.

— Et ça, ça ne pourrait pas être une trace laissée par un véhicule qui aurait poussé la voiture de mon oncle contre le parapet ?

Conway s’approcha à son tour, le nez contre l’épave dégoulinante.

— Ça ne me paraît pas récent, fiston ! Mais on vérifiera...

Il recula, enfonça les mains dans sa ceinture et ajouta avec un petit rire :

— Mais tu sais, il n’y a pas beaucoup de véhicules qui pourraient forcer une automobile du poids de cette Cadillac à quitter la route.

— Un engin comme le camion d’équarrissage en serait capable, rétorqua Duane.

En levant les yeux, il vit le regard de Congden fixé sur lui.

— Partez de là, que je puisse finir de la remonter ! leur cria Ernie.

— Allez, viens ! dit le pater.

C’était les premiers mots qu’il adressait à Duane depuis l’arrivée du shérif à la ferme. ils commencèrent à gravir la pente, et le pater eut un geste qu’il n’avait pas fait depuis cinq ans : il prit dans la sienne la main de son fils.

 

 

A leur retour, la ferme leur parut différente. Les nuages étaient en train de se dissiper et le soleil illuminait les champs. La maison et la grange avaient l’air fraîchement repeintes et le vieux pick-up garé dans l’allée brillait comme un sou neuf.

Duane attendit à la porte de la cuisine que le pater ait écouté les dernières recommandations du shérif. Le bruit de la voiture qui démarrait tira le jeune garçon de sa rêverie.

— Je vais en ville, dit le pater, reste ici jusqu’à mon retour.

Duane fit quelques pas en direction du pick-up.

— Je t’accompagne.

Son père lui posa doucement la main sur l’épaule.

— Non, Duanie. Je veux passer chez Taylor avant que ce foutu charognard commence à grimer Art. Et puis j’ai des questions à poser.

Duane voulut protester, puis il devina au regard de son père qu’il désirait être seul, qu’il avait besoin de solitude, ne serait-ce que pendant les quelques minutes du trajet jusqu’en ville. Il retourna s’asseoir sous la véranda.

Et si j’allais jeter un coup d’œil au maïs ?... Pas envie... Il se rendit compte qu’il mourait de faim et s’en sentit coupable. La gorge le brûlait encore plus que lors de la mort de Witt, et un gros poids se gonflait dans sa poitrine, menaçant de l’étouffer, néanmoins il avait faim. Mastiquant un sandwich au bacon, fromage et salade, il erra dans l’atelier du pater, cherchant vaguement le New York Times, tandis qu’une partie de son esprit revoyait la Cadillac déchiquetée, les morceaux de métal et de verre, la rayure rouge sur la portière. La lumière verte clignotait sur la machine à répondre au téléphone et il appuya machinalement sur le bouton.

« Martin ? Duane ? Pourquoi diable ne débranchez-vous pas cette satanée machine et ne répondez-vous pas vous-mêmes au téléphone ? »

Duane se figea, puis appuya sur le bouton de retour en arrière. Son cœur lui parut s’arrêter de battre, puis redémarrer avec un cahot douloureux. Il aspira une bouffée d’air.

«... et ne répondez-vous pas vous-mêmes au téléphone ? Duane, c’est pour toi. J’ai trouvé ce que tu cherchais à propos de cette histoire de cloche. Tout simplement dans ma bibliothèque. Duane, c’est stupéfiant ! Incroyable, et plutôt inquiétant. J’ai demandé à une douzaine de vieux amis dans le bourg, mais personne ne se souvient d’une cloche. Enfin, peu importe... ce que dit le livre, c’est que... bon, je te le montrerai plutôt. Il est... 9 h 20. Je serai là avant 10 h 30. A tout à l’heure, petit ! »

Duane réécouta deux autres fois la bande, puis il éteignit la machine, trouva à tâtons une chaise derrière lui et s’assit lourdement. Le poids dans sa poitrine était trop énorme maintenant, et il se laissa aller. Les larmes roulèrent le long de ses joues, des sanglots muets le secouèrent. De temps en temps, il retirait ses lunettes, s’essuyait les yeux du dos de sa main et mordait dans son sandwich.

Bien plus tard, il se leva et retourna dans la cuisine.

 

 

Duane n’obtint aucune réponse en composant le numéro du bureau du shérif trouvé dans l’annuaire, mais il réussit en fin de compte à le joindre chez lui. Il avait oublié que c’était dimanche.

— Un livre ? Non, je n’ai pas vu de livre. C’est important, fiston ?

— Oui. Pour moi, oui.

— Ecoute, je n’ai pas vu de livre sur les lieux de l’accident, mais tout n’a pas encore été nettoyé. Et il n’est pas impossible qu’il soit resté dans l’épave.

— Ou est-elle maintenant ? Chez Ernie ?

— Ouais. A moins qu’elle ne soit chez Congden.

— Chez Congden ? Et pourquoi serait-elle chez Congden ?

A l’autre bout du fil, le shérif du comté poussa un soupir gêné.

— Eh bien, J. P. est informé des accidents par sa radio, alors il s’arrange parfois avec Ernie. Il lui rachète l’épave et la vend à la casse d’Oak Hill. Du moins, c’est ce que nous supposons.

Comme tous les enfants d’Elm Haven, Duane avait entendu parler du trafic de véhicules volés, auquel on soupçonnait Congden de se livrer. Des pièces détachées récupérées sur des épaves devaient être fort utiles dans ce genre d’activité.

— Vous savez où Ernie l’a emmenée tout de suite après l’avoir enlevée ?

— Non. Mais probablement chez lui, parce qu’il devait ramener la dépanneuse. Et puis il est le seul à être ouvert aujourd’hui et sa femme n’aime pas servir à la pompe. Mais t’en fais pas, fiston, tous les objets personnels de ton oncle seront remis à ton père et à toi. Vous êtes ses plus proches parents, n’est-ce pas ?

— Oui...

— Allons, t’inquiète pas. S’il y avait un livre dans la voiture ou quoi que ce soit d’autre, tu le récupéreras. Je passerai moi-même chez Ernie demain matin. Ah, il se peut que je doive vérifier un détail ou deux pour mon rapport. Toi et ton père, vous serez chez vous ce soir ?

— Oui.

Lorsqu’il eut raccroché, la maison parut encore plus vide. Duane entendit le tic-tac de l’horloge au-dessus de la cuisinière et les vaches qui meuglaient dans le pâturage ouest. Les nuages étaient revenus et, malgré la chaleur, il n’y avait plus un rayon de soleil.

 

 

C’est en fin d’après-midi que Mme Stewart annonça à ses enfants la mort de l’oncle de Duane. Elle l’avait su par Mme Grumbacher, qui elle-même l’avait appris de Mme Sperling, une grande amie de Mme Taylor. Dale et son frère étaient alors absorbés dans le montage d’un modèle réduit. Les yeux de Lawrence se remplirent de larmes.

— Pauvre Duane ! s’écria-t-il. D’abord son chien, et maintenant son oncle.

Dale allongea une bourrade à son frère, sans trop savoir pourquoi d’ailleurs.

Il lui fallut du temps pour en trouver le courage, mais il finit par décrocher le téléphone. Il composa le numéro des McBride et laissa sonner deux fois. Il y eut un clic et l’étrange machine à répondre au téléphone se déclencha. Il reconnut la voix de Duane :

« Bonjour ! Nous ne pouvons pas vous répondre pour l’instant, mais tout ce que vous direz sera enregistré et nous vous rappellerons dès que nous le pourrons. S’il vous plaît, comptez jusqu’à trois et parlez. »

Dale compta jusqu’à trois et raccrocha, le rouge aux joues. Parler à Duane maintenant, cela n’aurait déjà pas été facile, mais exprimer des condoléances à une machine dépassait ses forces. Il abandonna Lawrence à son montage et descendit à bicyclette jusqu’à chez Mike.

— Iiikee !

Dale sauta de son vélo et le laissa continuer sur sa lancée jusqu’à ce qu’il tombe dans l’herbe devant la maison de Mike.

— Kiaaiii !

La réponse venait du gros érable qui surplombait la rue. Dale retourna un peu en arrière et monta les quelques barreaux restant de l’échelle qui menait à la hutte perchée dans l’arbre, puis il continua à grimper de branche en branche jusqu’à la plate-forme secrète douze mètres plus haut. Mike était assis sur une fourche, adossé au tronc, jambes pendantes. Dale se hissa près de lui et s’assit sur les trois petites planches de la plate-forme. Puis il regarda en bas, mais la route était cachée par toutes les feuilles et il savait que du sol, ils étaient invisibles.

— Salut. Je viens d’apprendre...

— Ouais, je viens de l’apprendre, moi aussi, j’allais venir t’en parler dans un petit moment. C’est toi qui connais le mieux Duane, après tout.

Dale approuva. Duane et lui étaient devenus copains en neuvième, en se découvrant un intérêt commun pour les fusées et les livres. Mais si Dale rêvait de fusées, Duane en avait déjà construites. Quant aux lectures, si celles de Dale étaient précoces (il avait lu L’île au trésor et Robinson Crusoe à neuf ans), celles de Duane étaient incroyables. Mais ils étaient restés amis, ils passaient toutes les récréations ensemble et se voyaient plusieurs fois pendant les vacances. Dale pensait être la seule personne à qui Duane avait dit qu’il voulait devenir écrivain.

— Ça répond pas chez lui, dit-il. Je l’ai appelé.

Mike examina le brin  d’herbe qu’il  mâchonnait et le laissa tomber dans la masse des feuilles au-dessous de lui.

— Ouais. Maman a appelé cet après-midi, mais elle est tombée sur leur machine. Elle a l’intention d’aller leur porter à manger ce soir, avec d’autres dames. Ta mère ira sans doute aussi.

Dale acquiesça de nouveau. Un décès à Elm Haven, ou dans une des fermes avoisinantes, signifiait l’arrivée d’une troupe de femmes fondant comme des Walkyries sur la famille endeuillée pour apporter à manger. C’est Duane qui m’a parlé des Walkyries... Il ne se rappelait plus ce qu’elles faisaient, mais il savait qu’elles se manifestaient dès que quelqu’un mourait.

— J’ai vu son oncle qu’une ou deux fois. Il avait l’air tellement gentil. Intelligent, mais gentil. Pas susceptible comme son père.

— Le père de Duane est alcoolique.

Ce n’était ni un jugement ni une critique, juste un fait.

— Son oncle a... avait une barbe et des cheveux blancs. Je lui ai parlé un jour où j’étais allé jouer avec Duane à la ferme. Il était... vraiment très drôle.

Mike cueillit une feuille et commença à la dépouiller.

— J’ai entendu Mme Somerset dire à maman qu’il avait été déchiqueté par le truc du volant, c’est Mme Taylor qui lui a raconté. Son corps est trop abîmé pour qu’on l’expose. Il paraît que le père de Duane est venu voir M. Taylor et qu’il l’a menacé de lui percer un second trou du cul s’il touchait au corps de son frère.

Dale arracha une feuille lui aussi. « Lui percer un second trou du cul... » Il n’avait jamais entendu cette expression et il eut du mal à s’empêcher de sourire. Il faudrait qu’il pense à la ressortir. Puis il se souvint de quoi ils parlaient et toute trace de sourire disparut.

— Le père Cavanaugh est allé chez Taylor, continua Mike. Personne ne connaissait la religion de M. McBride, je veux dire l’oncle, mais le père lui a tout de même donné l’extrême-onction, au cas où.

— C’est quoi, ça ?

Il finit de massacrer sa feuille et en cueillit une autre. Des petites filles passèrent en gambadant sous l’arbre, à mille lieues de soupçonner que des gosses pouvaient bavarder douze mètres au-dessus d’elles.

— Les derniers sacrements, expliqua Mike.

Dale approuva, bien qu’il ne fût pas plus renseigné pour autant. Ces catholiques avaient des tas de rites bizarres qu’ils croyaient connus de tout le monde. Dale se souvenait qu’en neuvième, Gerry Daysinger s’était moqué du chapelet de Mike. Il tournait autour de lui après se l’être passé autour du cou en criant que Mike portait un collier de fille. Sans un mot, Mike lui avait envoyé son poing dans la figure et s’était assis sur sa poitrine pour récupérer le chapelet. Après ça, plus personne ne l’avait taquiné à ce sujet.

— Le père Cavanaugh était là quand le père de Duane est passé à l’entreprise de pompes funèbres. Il n’a rien voulu raconter. Il a seulement demandé à M. Taylor de ne pas poser ses griffes de vampire sur son frère et il a indiqué où envoyer le corps pour qu’il soit incinéré.

— Incinéré ?

— C’est quand on brûle le cadavre au lieu de l’enterrer.

— Je le sais bien, imbécile, je suis juste un peu surpris, c’est tout.

Et soulagé ! s’avoua-t-il. Depuis quinze minutes, une partie de son esprit se disait qu’il allait devoir assister à l’enterrement et s’asseoir près de Duane... Mais une incinération... cela voulait dire pas d’enterrement, n’est-ce pas ?

— Quand est-ce que ce sera ? Je veux dire, l’incinération ?

C’était un mot si définitif, si adulte. Mike haussa les épaules.

— Tu veux aller le voir ?

— Qui ça ?

Dale savait que Digger Taylor faisait parfois entrer ses copains en douce, pour leur montrer des cadavres. Chuck Sperling s’était même vanté d’avoir vu Mme Duggan morte, toute nue, pendant qu’on lui faisait la toilette funèbre.

— Duane, bien sûr ! Qui d’autre ça pourrait être, andouille !

Dale marmonna quelques mots, acheva de massacrer sa feuille d’érable, essuya à son jean sa main collante de sève, et tenta de distinguer le ciel au-dessus de son dais de feuilles.

— Il ne va pas tarder à faire nuit.

— Mais non, on a encore deux bonnes heures devant nous. C’est la semaine de l’année où les jours sont les plus longs. C’est juste parce que le ciel est couvert.

Dale pensa au long trajet à bicyclette jusqu’à la ferme... sur la route même où le camion d’équarrissage avait presque écrasé Duane. Et puis, il faudrait dire quelques mots à M. McBride, et aux autres personnes présentes. Qu’y avait-il de plus pénible qu’une visite de condoléances ?

— D’accord, allons-y !

Ils descendirent de leur perchoir, enfourchèrent leurs vélos et sortirent du bourg. Le ciel à l’est était presque noir, comme à l’approche d’un orage, et l’air était parfaitement calme. A mi-chemin, un camion apparut au milieu d’un nuage de poussière. Ils se rangèrent bien à droite, presque dans le fossé. C’était Duane et son père, roulant en sens inverse. Le véhicule ne s’arrêta pas.

 

 

Duane aperçut ses deux amis sur leurs vélos et se douta bien qu’ils allaient à la ferme. Il jeta un coup d’œil en arrière et les vit, les yeux fixés sur le pick-up, puis la poussière les engloutit. Il ne dit rien, et le pater ne les reconnut même pas.

Duane avait eu bien du mal à convaincre son père que le livre était assez important pour qu’ils aillent le chercher tout de suite. Il lui avait aussi fait écouter l’enregistrement de l’appel de son oncle. « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » avait-il demandé. Duane avait hésité un instant à tout lui raconter, comme il l’avait fait avec son oncle. Mais le moment semblait vraiment mal choisi. Cette histoire de cloche des Borgia était un enfantillage, par rapport à la réalité de leur chagrin. Il s’était contenté d’expliquer que lui et son oncle essayaient de se documenter sur une cloche... un objet d’art rapporté d’Europe par les Ashley-Montague et apparemment oublié de tous. Il en avait parlé comme d’un jeu, une de ces folles entreprises dans lesquelles ils se lançaient de temps en temps, comme cette fois où ils avaient fabriqué des télescopes, ou bien l’automne où ils avaient décidé de construire une à une toutes les machines dont Léonard de Vinci avait dessiné les plans.

Le pater avait compris, mais il ne voyait pas pourquoi il était si urgent d’aller récupérer le livre dans l’épave le soir même. Duane savait que sa sobriété temporaire le faisait physiquement souffrir, et il savait aussi que, s’il le laissait mettre un pied chez Carl ou à L’Arbre noir, il ne le reverrait pas pendant des jours et des jours. Officiellement, les débits de boisson étaient fermés le dimanche, mais pour les bons clients, la porte de derrière restait toujours ouverte.

« Ecoute, on pourrait aller chercher le livre et au retour tu irais acheter une bouteille de vin ou quelque chose de ce genre, pour porter un toast à la mémoire d’oncle Art. »

Le pater l’avait fusillé du regard, puis il avait fini par se détendre. Il n’était pas homme à proposer des compromis, mais si on lui en offrait un qui lui convenait... En fait, il était tiraillé entre le désir de ne pas boire avant que tout soit réglé pour son frère, et le besoin impérieux de s’en jeter un derrière la cravate.

« D’accord. On va inspecter la Cadillac et j’achèterai quelque chose à boire. Tu pourras porter un toast avec moi. »

Duane avait acquiescé, bien que la seule chose au monde dont il eût vraiment peur  – jusqu’à présent  –, ce fût justement l’alcool. Il craignait que l’alcoolisme ne soit une tare héréditaire et qu’un seul verre suffise à faire naître en lui cette obsession qui gouvernait la vie de son père depuis trente ans. Ils étaient partis après un repas auquel ni l’un ni l’autre n’avait touché.

La station Texaco était fermée. Elle fermait à 16 heures le dimanche. Il y avait des épaves derrière, mais pas celle de la Cadillac. Duane raconta alors sa conversation au téléphone avec le shérif.

— Foutu voleur de salaud de capitaliste ! marmonna son père.

Old Central était dans l’ombre lorsqu’ils ressortirent de Second Avenue et tournèrent dans Depot Street. Duane aperçut les parents de Dale, assis sur leur véranda, et les vit changer d’attitude lorsqu’ils reconnurent le pick-up.

La Chevrolet noire de Congden n’était pas garée dans la cour, ni dans les ornières boueuses tenant lieu d’allée.

Le pater frappa à la porte, mais il n’obtint pas d’autre réponse que l’aboiement frénétique et caverneux d’un chien de grande taille. Duane suivit son père, qui contourna la maison et traversa un terrain vague jonché de ressorts, de boîtes de bière et d’un assortiment d’objets rouillés inidentifiables. Les carcasses de voitures se trouvaient derrière un petit appentis. Sur les huit, deux d’entre elles étaient sur cales et semblaient destinées à être un jour remontées. Les autres gisaient dans les broussailles comme des cadavres de métal. La Cadillac de l’oncle Art se trouvait tout près de l’appentis.

— N’entre pas dedans, avertit le pater d’une voix bizarre. Si tu vois ton livre, je te l’attraperai.

A nouveau sur ses roues, la voiture avait l’air encore plus abîmée. Le toit était enfoncé jusqu’au niveau des portières, et même de la droite on voyait bien que la collision avec le pont avait tordu le véhicule sur son axe. Le capot avait disparu, et Congden ou quelqu’un d’autre avait déjà étalé dans l’herbe certaines pièces du moteur. Duane fit le tour de la voiture.

— Papa !

Son père le rejoignit et eut un sursaut d’étonnement : les deux portières de gauche avaient été enlevées.

— Elles y étaient encore quand ils l’ont sortie de la rivière, dit Duane, j’ai même montré les traces de peinture rouge au shérif du comté.

— Oui, je m’en souviens.

Le pater trouva une barre de fer et commença à sonder les hautes herbes à la recherche des portières.

Duane s’accroupit pour regarder à l’intérieur par le trou où se trouvait autrefois la lunette arrière. Puis il ouvrit la portière arrière droite et se pencha vers ce qui restait de la banquette : des coussins déchirés, des ressorts, du tissu, des lambeaux de matériau isolant pendant du toit comme des stalactites, des morceaux de verre. Une odeur de sang et d’essence. Mais pas de livre.

Le pater revint près de lui.

— Pas trace des portières. Tu as trouvé ce que tu cherchais ?

Duane secoua la tête.

— On n’a plus qu’à retourner à l’endroit de l’accident !

— Sûrement pas ce soir !

Duane se détourna. Plus pesante encore que le chagrin aigu qu’il ressentait, une profonde détresse s’abattit sur ses épaules à la perspective d’une soirée en tête à tête avec le pater et sa bouteille. Le marché conclu était loin d’être une bonne affaire.

Duane tourna au coin de l’appentis et le chien fut sur lui avant même qu’il ait eu le temps de sortir les mains de ses poches.

Il ne se rendit pas tout de suite compte que c’était un chien, juste une masse noire et grondante. Puis le monstre bondit, des crocs brillèrent tout près de son visage et il tomba en arrière au milieu des ressorts et des morceaux de verre, à demi écrasé par le poids de l’animal. A cet instant précis, cloué au sol, les mains libres maintenant, mais éraflées et vides, il comprit ce que signifiait « attendre la mort ».

Le temps se figea, l’emprisonnant dans son immobilité. Seul l’énorme chien pouvait bouger, se dresser, gueule ouverte et crocs menaçants, pour lui sauter à la gorge.

Le pater s’interposa entre le monstre et son fils. Il balança sa barre de fer, qui toucha le doberman entre les côtes et l’envoya valser à trois mètres. L’animal poussa un hurlement semblable au grincement d’un levier de changement de vitesses.

— Debout, vite ! haleta le pater en s’accroupissant entre Duane et le chien, déjà sur pattes.

Duane se trouvait à genoux quand l’animal attaqua de nouveau. Cette fois, pour l’atteindre, le chien devait franchir l’obstacle que représentait le pater, et il y semblait bien décidé : il bondit avec un feulement qui glaça le gamin d’effroi.

Le pater tournoya sur lui-même, serra la barre de fer dans ses mains, attendit que le chien soit juste au-dessus de lui et frappa comme un batteur envoyant une balle longue. La barre de fer atteignit le doberman juste sous la mâchoire, lui rejetant la tête en arrière, et l’animal fit un double saut périlleux avant de s’écraser contre le mur de l’appentis et de glisser mollement sur le sol.

Duane se leva et s’approcha en chancelant du chien qui, cette fois, ne se releva pas. Son père le rejoignit et poussa du bout du pied la tête du monstre qui se balança comme un objet attaché à une ficelle. Il avait les yeux grands ouverts, déjà vitreux.

— Bon Dieu, balbutia Duane, sentant que s’il ne s’obligeait pas à plaisanter, il allait se laisser tomber par terre et se mettre à hurler, c’est Congden qui va en avoir une, de surprise !

— Qu’il aille se faire foutre, rétorqua froidement le pater.

Pour la première fois depuis la visite du shérif du comté, il semblait presque détendu.

— Reste près de moi ! ajouta-t-il.

Toujours armé de la barre de fer, il passa devant Duane, fit le tour de la maison et retourna cogner à la porte, toujours fermée. Pas de réponse.

— Tu entends quelque chose, toi ?

Le pater cessa de frapper et Duane secoua la tête.

— Ben moi non plus !

Le garçon comprit ce que voulait dire son père. De deux choses l’une : soit le chien enfermé à l’intérieur lors de leur arrivée avait soudain trouvé la mort dans la maison, soit c’était lui qui gisait maintenant à côté de l’appentis. Quelqu’un l’avait donc lâché !

Le pater retourna à la route et observa Depot Street des deux côtés. Il faisait presque noir sous les ormes, et le grondement à l’est annonçait l’orage.

— Viens, Duanie... On récupérera ton livre demain.

Ils étaient au château d’eau et Duane avait presque cessé de trembler lorsqu’il se souvint :

— Et ta bouteille ?

Cela ne lui faisait pas plaisir de rappeler à son père leur marché, mais il trouvait qu’il l’avait bien mérité.

— J’en ai rien à foutre ! On boira du Pepsi en l’honneur d’Art. De toute façon, c’est ce que toi et lui vous buviez tout le temps, n’est-ce pas ? On boira en son honneur, on parlera de lui, on va lui faire une vraie veillée funèbre. Puis on se couchera de bonne heure, parce que demain on aura des tas de choses à régler. D’accord ?

Duane approuva d’un signe de tête.

 

 

Jim Harlen revint chez lui le dimanche, une semaine jour pour jour après avoir été hospitalisé. Il avait le bras gauche emprisonné dans un plâtre encombrant, la tête et les côtes encore bandées, et il devait continuer à prendre des antalgiques. Pourtant, le docteur et sa mère avaient décrété qu’il pouvait sortir.

Harlen n’avait pas la moindre envie de rentrer chez lui.

Il ne se souvenait pas trop bien de son accident, mais quand même un peu plus qu’il ne voulait l’admettre : il savait qu’il était sorti, malgré la défense maternelle, pour aller à la séance gratuite et qu’il avait suivi la mère Faux-Derche. Il se rappelait aussi avoir décidé de grimper sur le mur de l’école pour glisser un œil à l’intérieur. Mais il avait tout oublié de sa chute et de ce qui l’avait provoquée.

Toutes les nuits à l’hôpital, il faisait des cauchemars, et il se réveillait le cœur battant et la tête en feu, s’accrochant aux barreaux métalliques du lit. Sa mère avait passé les premiers jours à son chevet, ensuite il avait vite appris à sonner, rien que pour avoir une grande personne dans sa chambre. Les infirmières, surtout la vieille Mme Carpenter, cédaient à son caprice et restaient avec lui, lui caressant les cheveux jusqu’à ce qu’il se rendorme.

Il n’avait pas le moindre souvenir des cauchemars qui l’arrachaient si brusquement au sommeil, mais il se rappelait l’impression qu’ils lui laissaient, et cela suffisait à lui donner la chair de poule et la nausée. La perspective de rentrer à la maison lui faisait le même effet.

Un ami de sa mère, qu’il ne connaissait pas, vint le chercher en voiture. Allongé à l’arrière et obligé de soulever sa tête des oreillers pour voir défiler le paysage, Harlen se sentait idiot et empoté.

Durant les quinze minutes du voyage, le ciel sembla s’assombrir de kilomètre en kilomètre.

— On dirait qu’il va pleuvoir, dit le petit ami de sa mère. Dieu sait si les récoltes en ont besoin !

Quel que soit le métier de ce crétin (Harlen avait déjà oublié le nom gazouillé par sa mère au moment des présentations, faites d’un ton détaché, comme si ce type était un vieil ami de la famille), il n’était pas fermier. Son automobile rutilante, ses mains blanches et son costume de tweed en étaient la preuve. Que les récoltes aient besoin d’eau ou de purin, le mec n’en savait rien et s’en fichait comme de sa première chemise.

Ils arrivèrent à Elm Haven à 18 heures (la mère d’Harlen était censée venir le chercher à 14 heures, mais elle était toujours en retard) et le mec fit tout un cirque pour aider le blessé à monter dans sa chambre, comme s’il avait eu une jambe cassée, et non un bras. Harlen dut toutefois reconnaître que l’effort fourni pour monter les marches avait suffi à lui donner le vertige. Il s’assit sur son lit, regarda sa chambre, soudain bizarre, étrangère, et ferma les yeux pour essayer de chasser sa migraine, tandis que sa mère redescendait chercher ses médicaments. Il entendit une conversation chuchotée, puis un long silence. Il n’eut aucun mal à imaginer le mec roulant une pelle à sa mère. Celle-ci devait lever un peu la jambe droite, son escarpin pendant au bout du pied, comme elle faisait toujours lorsqu’elle embrassait ses jules le soir, tandis que son fils les espionnait de la fenêtre de sa chambre.

La lumière jaunâtre filtrant par la fenêtre donnait à sa chambre une sinistre couleur de soufre. Il comprit soudain pourquoi il avait du mal à reconnaître sa chambre : sa mère y avait fait un grand ménage. Elle avait jeté des tas de vêtements, des illustrés, les soldats de plomb, les modèles réduits cassés, tout le bazar poussiéreux entassé sous le lit, et même toute une collection de vieux journaux pourtant ici depuis des années.

Le rouge aux joues, il se demanda si elle avait poussé le zèle jusqu’à nettoyer le placard de fond en comble, et trouvé les magazines porno. Il voulut se lever pour aller vérifier, mais les battements de ses tempes et le vertige le firent vite changer d’avis. Pour tout arranger, son bras lui faisait mal, comme tous les soirs. On lui avait mis une broche en métal ! Il ferma les yeux et imagina le chirurgien en train d’enfoncer un clou d’acier de la taille d’un rayon de bicyclette dans son humérus brisé.

Sa mère remonta, toute dégoulinante de bonne volonté et de joie à l’idée que son petit Jimmy chéri était de retour. Il remarqua son maquillage voyant et son parfum capiteux, bien différent de l’odeur fleurie et fraîche des infirmières.

— Allons, prends tes comprimés avant que j’aille préparer le dîner, pépia-t-elle.

Elle lui tendit le tube, et non le petit doseur dans lequel les infirmières mettaient la quantité prescrite. Il en profita pour avaler trois cachets de codéine au lieu d’un. Que cette saleté de douleur fiche le camp ! Sa mère était bien trop occupée à papillonner dans sa chambre, tapotant ses oreillers et défaisant la valise rapportée de l’hôpital, pour le remarquer. Si elle avait décidé de lui faire une scène à cause des journaux porno, ce ne serait pas ce soir-là. Très bien. Qu’elle descende et laisse brûler le dîner (elle faisait la cuisine à peu près deux fois par an et c’était toujours un désastre) ! Le médicament commençait à faire son effet et il se sentait glisser dans cette agréable immensité tiède où il avait passé tant d’heures les premiers jours à l’hôpital, quand on lui donnait un antalgique plus puissant.

Il posa une question à sa mère.

— Quoi, mon chéri ?

Elle s’arrêta de suspendre la robe de chambre de son fils et Harlen s’aperçut qu’il avait la voix plutôt pâteuse. Il fit un deuxième essai.

— Mes copains sont venus ?

— Tes copains ? Oh oui, mon chéri. Ils étaient très inquiets et ils ont dit qu’ils souhaitaient que tu sois vite sur pied.

— Qui ça ?

— Pardon, mon chéri ?

— Qui ? aboya Harlen.

Puis, faisant un effort pour maîtriser sa voix, il répéta :

— Qui est venu ?

— Eh bien, tu as dit que ce gentil fils de fermier… Comment s’appelle-t-il déjà ?... Ah oui, Donald, il est venu te voir à l’hôpital la semaine dernière.

— Il s’appelle Duane. Et c’est pas un copain, juste un bouseux. Je veux dire, qui est venu ici ?

Sa mère fronça les sourcils et se frotta les mains l’une contre l’autre, comme elle le faisait lorsqu’elle se sentait embarrassée. Avec ce vernis à ongles rouge sang, ses doigts ressemblaient à des moignons, pensa-t-il.

— Qui ? répéta-t-il. O’Rourke ? Stewart ? Daysinger ? Grumbacher ?

Sa mère soupira.

— Comment veux-tu que je connaisse le nom de tous tes petits amis, Jimmy ? Ils m’ont téléphoné... du moins leur mère. Tout le monde se fait du souci pour toi, tu sais. Particulièrement cette gentille dame qui travaille au supermarché.

— Mme O’Rourke, soupira Harlen. Mais Mike et les autres sont pas venus, alors ?

Elle roula sous son bras son pyjama d’hôpital, comme si le laver eût été une priorité absolue, comme si, avant son accident, son linge sale n’avait pas traîné sur le sol de sa chambre pendant des semaines.

— Sûrement que si, mon chéri, mais j’ai été... très prise, bien sûr, entre tout ce temps passé à l’hôpital et... les autres choses dont il fallait que je m’occupe.

Harlen essaya de se tourner sur le côté, mais son plâtre, protubérance malcommode, lourde et raide, le gênait. Et puis la codéine commençait à faire de l’effet. Sa mère l’embrassa et il reconnut sur elle l’odeur de l’eau de Cologne du mec.

— Allons, dors maintenant, mon chéri.

Elle le borda comme un bébé, sauf que le plâtre n’entrait pas sous les couvertures, et elle dut les draper tout autour comme le tissu rouge autour de l’arbre de Noël.

Harlen flottait sur un nuage, débarrassé maintenant de toute douleur, et ce soudain bien-être lui donnait l’impression d’être plus vivant qu’il ne l’avait été de toute la semaine.

La nuit n’était pas encore tombée, il préférait s’endormir quand il faisait encore jour, c’était cette saloperie d’obscurité qu’il craignait. Il avait le temps de piquer un petit somme avant de se réveiller pour monter la garde, pour essayer de rester en alerte au cas où ça reviendrait. Mais ça quoi, au fait ?

Le calmant lui libérait l’esprit, comme si les barrières qui l’empêchaient de se souvenir de ce qu’il avait vu étaient prêtes à tomber, les rideaux prêts à s’ouvrir.

Il essaya de se retourner, le plâtre l’en empêcha. Il gémit un peu, sentant la douleur comme séparée de lui, roquet obstiné s’accrochant à sa manche.

Quel que soit le cauchemar qui, chaque nuit, le réveillait baigné de transpiration et le cœur battant la chamade, il ne voulait surtout pas qu’il revienne.

Que O’Rourke, Steward, Daysinger et les autres aillent se faire foutre ! Ce n’était pas des vrais copains, de toute façon. Il n’avait pas besoin d’eux. Il détestait cet horrible patelin avec ces horribles bouffis d’habitants et ces horribles gosses dégénérés.

Et l’école.

Jim Harlen sombra dans un sommeil agité. La lumière jaunâtre vira au rouge avant de s’assombrir, tandis que l’orage grondait, de plus en plus proche.

 

 

A l’autre extrémité de Depot Street, Dale et Lawrence, juchés sur la balustrade de leur véranda, regardaient les éclairs de chaleur illuminer le ciel, tandis que leurs parents prenaient le frais dans leurs fauteuils à bascule. A chaque éclair, Old Central surgissait à travers l’écran d’arbres, maquillée de bleu électrique. L’air était calme, le vent précédant l’orage ne s’était pas encore levé. Les éclairs zébraient l’horizon à l’est et au sud, brillant au-dessus des arbres comme de petites aurores boréales. Dale pensait aux histoires de son oncle Henry sur les barrages d’artillerie pendant la Première Guerre mondiale. Il avait fait la Seconde aussi, mais il n’en parlait jamais.

— Regarde, fit tout bas Lawrence en montrant du doigt la cour de l’école.

Dale se pencha pour mieux voir la direction indiquée par son frère. A l’éclair suivant, il aperçut le billon barrant le terrain de jeux. Depuis le début des vacances, quelques billons étaient apparus, comme si on allait installer des canalisations. Mais ni Dale ni aucun membre de sa famille n’avaient vu d’ouvrier travailler. Et pourquoi poserait-on des tuyaux dans une école promise à la démolition ?

— Viens, chuchota Dale.

Les deux enfants sautèrent sans bruit sur la pelouse.

— N’allez pas trop loin, cria leur mère, il va pleuvoir !

— Non, non...

Ils traversèrent en courant Depot Street, bondirent par-dessus les fossés herbeux servant de rigole d’évacuation après les orages, et filèrent sous les branches des grands ormes de l’autre côté de la route.

En regardant autour de lui, Dale remarqua pour la première fois que les gros arbres formaient une vraie barrière. Il n’était pas difficile d’atteindre le terrain de jeux, mais on avait l’impression de franchir des fortifications pour pénétrer dans un château-fort. Et ce soir-là, Old Central avait tout du donjon. Les fenêtres en chien-assis du toit reflétaient les éclairs, la pierre et la brique semblaient verdâtres dans cette lumière d’outre-tombe, et la voûte de la porte d’entrée faisait penser à une gueule noire.

— C’est là ! dit Lawrence.

Il s’était arrêté à deux mètres du billon qui traversait le terrain de jeux, exactement comme si on allait poser une grosse canalisation partant d’Old Central. Dale repéra l’endroit où il touchait le mur de l’école, près d’une fenêtre du sous-sol. Mais il s’arrêtait en plein milieu du terrain de jeux.

Dale jeta un coup d’œil derrière lui et calcula où il arriverait, si on le prolongeait tout droit ! Exactement à leur porte, à trente mètres d’ici.

Lawrence poussa un cri et fit un bond en arrière. Dale se retourna et dans la courte explosion de lumière d’un éclair, il vit le sol se soulever, des mottes de terre encore couvertes d’herbe éclater et la tranchée s’allonger d’un mètre, pour s’arrêter à moins de quatre-vingts-dix centimètres de leurs pieds.

 

 

Mike O’Rourke faisait manger sa grand-mère lorsque les premiers éclairs apparurent derrière les rideaux. Faire manger Memo n’avait rien d’agréable ! Son système digestif fonctionnait à peu près, sinon ils auraient été obligés de la faire hospitaliser, mais elle ne mangeait que de la nourriture passée au mixer ; et ne pouvait plus ouvrir et fermer la bouche toute seule. Elle avalait avec des hoquets et, naturellement, une bonne partie de la nourriture se retrouvait sur son menton et le grand bavoir qu’on lui nouait autour du cou.

Mais Mike accomplissait patiemment sa tâche en lui faisant la conversation (il lui parlait de son travail de livreur de journaux le dimanche, de la pluie qui menaçait, des derniers exploits de ses sœurs...) dans les longs intervalles entre chaque cuillerée.

Soudain, Memo écarquilla les yeux et commença à ciller très vite pour tenter de lui communiquer un message. Mike déplorait souvent qu’elle et sa famille n’aient pas appris le morse avant son attaque, mais qui aurait pu penser qu’ils en auraient un jour besoin ? Pourtant, cela aurait été si pratique, maintenant.

— Qu’est-ce qu’il y a, Memo ? chuchota le garçon en se penchant vers la vieille dame pour lui essuyer le menton.

Il jeta un coup d’œil en direction de la fenêtre, s’attendant presque à y voir une silhouette sombre, mais il ne vit que l’obscurité, puis le zigzag d’un éclair de chaleur illuminant les feuilles du tilleul.

— Il n’y a rien…, murmura-t-il en présentant à sa grand-mère une autre cuillerée de purée de carottes.

De toute évidence, il se trompait. Les clignements de paupières de Memo s’accélérèrent et les muscles de son cou se contractèrent si fort que Mike craignit de la voir régurgiter son dîner. Il se pencha tout près d’elle pour s’assurer qu’elle n’était pas en train d’étouffer, mais elle respirait normalement, en clignant frénétiquement des yeux. Et si c’était une autre attaque ? Si elle était en train de mourir ?

Mais il n’appela pas ses parents. La pesanteur précédant l’orage semblait l’avoir rendu amorphe, le figer sur sa chaise, la cuillère tendue en direction de la bouche de Memo.

Elle cessa de ciller et ses yeux s’exorbitèrent. Au même instant, un grattement se fit entendre sous les lattes du parquet. Mike savait pourtant qu’il n’y avait là que le vide sanitaire. Il perçut un bruit de griffes qui égratignaient par en dessous le sol de la cuisine, puis se déplaçaient bien plus rapidement qu’un chat ou un chien sous le salon, sous le petit couloir, pour arriver sous le plancher du salon, maintenant chambre de Memo, sous les pieds de Mike et sous l’antique lit de cuivre où gisait la vieille femme.

Mike, le bras toujours tendu, baissa les yeux vers le tapis élimé. Le grincement était aussi fort que si quelqu’un, glissé sous la maison avec un grand couteau ou une tige de fer, cognait chaque entretoise soutenant les vieilles lattes. Puis le bruit devint martèlement, raclement, comme si ce même instrument était maintenant utilisé pour déchiqueter les planches sous ses pieds.

Pétrifié, Mike fixait le sol, la bouche ouverte, s’attendait à voir surgir il ne savait quoi... des doigts crochus émergeant soudain pour lui saisir la jambe. Memo avait fermé les yeux et serrait les paupières de toutes ses forces.

Soudain, le grattement cessa. Mike retrouva aussitôt sa voix.

— Maman ! Papa ! Peg ! hurla-t-il.

Sa main tenait toujours la cuiller, mais il tremblait comme une feuille.

Son père surgit de la salle de bains en face, bretelles pendantes et ventre à l’air. Sa mère sortit de leur chambre en enfilant sa robe de chambre, et un bruit de pas dans l’escalier annonça non pas Peg, mais Mary, qui s’appuya au chambranle de la porte pour voir ce qui se passait au salon.

Les questions fusèrent.

— Qu’est-ce qui t’a fait hurler comme ça ? répéta son père en profitant d’un instant de silence.

Sidéré, Mike les regarda.

— Vous avez pas entendu ?

— Entendu quoi ? demanda sa mère, la voix toujours plus sèche qu’elle ne le voulait.

Mike regarda le sol. Il sentait une présence là-dessous, embusquée. Il jeta un coup d’œil à Memo. Elle était tétanisée de terreur,  les paupières toujours étroitement fermées.

— Un bruit..., expliqua Mike, sentant immédiatement combien il était peu convaincant, un bruit terrible venu de sous la maison.

Son père secoua la tête et leva sa serviette pour s’essuyer les joues.

— Je n’ai rien entendu de la salle de bains. Ça doit être un de ces foutus... (il aperçut le froncement de sourcils de sa femme) un de ces satanés chats. Ou peut-être un putois, une fois de plus. Je vais aller voir avec une torche et le chasser à coups de balai !

— Non ! cria Mike bien trop fort.

Mary fit la grimace et ses parents le considérèrent avec étonnement.

— Je veux dire... il va pleuvoir... attendons demain, quand il fera jour. J’irai le sortir de là.

Mary remonta lourdement l’escalier et, lorsqu’elle entra dans sa chambre où la radio était allumée, Mike entendit du rock and roll. Son père retourna à ses ablutions et sa mère s’approcha, tapota la tête de Memo, effleura la joue de son fils et dit :

— Elle a l’air de s’être assoupie. Si tu veux monter te coucher, je vais attendre qu’elle se réveille pour continuer à la faire manger.

Mike déglutit péniblement, baissa son bras tremblant et l’appuya sur un genou plutôt flageolant. Il sentait une présence là-dessous, séparée de lui par un centimètre de bois et un vieux tapis, attendant dans l’obscurité qu’il quitte la pièce.

— Non, je m’en occupe...

Il lui sourit. Sa mère lui caressa la tête et retourna dans sa chambre.

Mike attendit. Au bout de quelques minutes, Memo ouvrit les yeux. Dehors, les éclairs de chaleur zébraient silencieusement le ciel.

Nuit d'été
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